Cordula's Web. Vincent Van Gogh. Café de Nuit.
Café de Nuit. Vincent Van Gogh. Gallery 1
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Les Tristes

Théodore de Banville

Elles passent insolemment
Sur le dur tapis du bitume,
Appelant du regard l'amant
Qui pour un instant s'accoutume.

Comme hier et comme demain,
D'un pas tantôt lent ou rapide
Elles arpentent le chemin,
Calmes comme un bétail stupide.

Leurs corsages voluptueux
Provoquent des épithalames.
Alors des mortels vertueux
Passent, tenant au bras leurs femmes.

Oh! disent-ils, voilà le ton
Donné par nos littératures!
Tête et sang! comment laisse-t-on
Sortir de telles créatures?

Tels ces orateurs oublieux
Se courroucent, et leur flot passe.
Les Tristes les suivent des yeux
Et leur répondent à voix basse.

Ayant pour unique témoin
Le souvenir d'une heure tendre,
Elles disent, parlant de loin,
Comme s'ils pouvaient les entendre:

Oui, nous sommes joie et douleur!
Mais n'ayez pas un air morose
En voyant nos lèvres en fleur
Aussi banales qu'une rose.

Troupeau docile et châtié,
Nous marchons là, troublantes Eves;
Mais ayez un peu de pitié
Pour les fantômes de vos rêves.

Rasant toujours à pas furtifs
Les murs de pierres ou de briques,
Nous sommes des êtres fictifs
Créés par vos désirs lubriques;

Vos bras difformes et velus
Sont ceux où nous nous reposâmes,
Et nous ne sommes rien de plus
Que les figures de vos âmes.

12 mars 1884.
Nous tous

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