<
>

Le Jardin des Supplices

Octave Mirbeau

Chapitre I.2

Qu'on me permette encore un retour en arrière. Peut-être n'est-il pas indifférent que je dise qui je suis et d'où je viens... L'ironie de ma destinée en sera mieux expliquée ainsi.

Je suis né en province d'une famille de la petite bourgeoisie, de cette brave petite bourgeoisie, économe et vertueuse, dont on nous apprend, dans les discours officiels, qu'elle est la vrai France... Eh bien! je n'en suis pas plus fier que cela.

Mon père était marchand de grains. C'était un homme très rude, mal dégrossi et qui s'entendait aux affaires, merveilleusement. Il avait la réputation d'y être fort habile, et sa grande habileté consistait à "mettre les gens dedans", comme il disait. Tromper sur la qualité de la marchandise et sur le poids, faire payer deux francs ce qui lui coûtait deux sous, et, quand il pouvait, sans trop d'esclandre, le faire payer deux fois, tels étaient ses principes. Il ne livrait jamais, par exemple, de l'avoine, qu'il ne l'eût, au préalable, trempée d'eau. De la sorte, les grains gonflés rendaient le double au litre et au kilo, surtout quand ils étaient additionnés de menu gravier, opération que mon père pratiquait toujours en conscience. Il savait aussi répartir judicieusement, dans les sacs, les graines de nielle et autres semences vénéneuses, rejetées par les vannages, et personne, mieux que lui, ne dissimulait les farines fermentées, parmi les fraîches. Car il ne faut rien perdre dans le commerce, et tout y fait poids. Ma mère, plus âpre encore aux mauvais grains, l'aidait de ses ingéniosités déprédatrices et, raide, méfiante, tenait la caisse, comme on monte la garde devant l'ennemi.

Républicain strict, patriote fougueux -- il fournissait le régiment -- moraliste intolérant, honnête homme enfin, au sens populaire de ce mot, mon père se montrait sans pitié, sans excuses, pour l'improbité des autres, principalement quand elle lui portait préjudice. Alors, il ne tarissait pas sur la nécessité de l'honneur et de la vertu. Une de ses grandes idées était que, dans une démocracie bien comprise, on devait les rendre obligatoires, comme l'instruction, l'impôt, le tirage au sort. Un jour, il s'aperçut qu'un charretier, depuis quinze ans à son service, le volait. Immédiatement, il le fit arrêter. A l'audience, le charretier se défendit comme il put.

- "Mais il n'était jamais question chez monsieur que de mettre les gens 'dedans'. Quand il avait joué 'un drôle de tour' à un client, monsieur s'en vantait comme d'une bonne action. 'Le tout est de tirer de l'argent', disait-il, 'n'importe d'où et comment on le tire. Vendre une vieille lapine pour une belle vache, voilà tout le secret du commerce'... Eh bien, j'ai fait comme monsieur avec ses clients... Je l'ai mis dedans..."

Ce cynisme fut fort mal accueilli des juges. Ils condamnèrent le charretier à deux ans de prison, non seulement pour avoir dérobé quelques kilogrammes de blé, mais surtout parce qu'il avait calomnié une des plus vieilles maisons de commerce de la région... une maison fondée en 1794, et dont l'antique, ferme et proverbiale honorabilité embellissait la ville de père en fils.

Le soir de ce jugement fameux, je me souviens que mon père avait réuni à sa table quelques amis, commerçants comme lui et, comme lui, pénétrés de ce principe inaugural que "mettre les gens dedans", c'est l'âme même du commerce. Si l'on s'indigna de l'attitude provocatrice du charretier, vous devez le penser. On ne parla que de cela, jusqu'à minuit. Et parmi les clameurs, les aphorismes, les discussions et les petits verres d'eau-de-vie de marc, dont s'illustra cette soirée mémorable, j'ai retenu ce précepte, qui fut pour ainsi dire la moralité de cette aventure, en même temps que la synthèse de mon éducation:

- "Prendre quelque chose à quelqu'un, et le garder pour soi, ça c'est du vol... Prendre quelque chose à quelqu'un et le repasser à un autre, en échange d'autant d'argent que l'on peut, ça, c'est du commerce... Le vol est d'autant plus bête qu'il se contente d'un seul bénéfice, souvent dangereux, alors que le commerce en comporte deux, sans aléa..."

C'est dans cette atmosphère morale que je grandis et me développai, en quelque sorte tout seul, sans autre guide que l'exemple quotidien de mes parents. Dans le petit commerce, les enfants restent, en général, livrés à eux-mêmes. On n'a pas le temps de s'occuper de leur éducation. Ils s'élèvent, comme ils peuvent, au gré de leur nature et selon les influences pernicieuses de ce milieu, généralement rabaissant et borné. Spontanément, et sans qu'on m'y forçât, j'apportai ma part d'imitation ou d'imagination dans les tripotages familiaux. Dès l'âge de dix ans, je n'eus d'autres conceptions de la vie que le vol, et je fus -- oh! bien ingénument, je vous assure -- convaincu que "mettre les gens dedans", cela formait l'unique base de toutes les relations sociales.

* * * * *

Le collège décida de la direction bizarre et tortueuse que je devais donner à mon existence, car c'est là que je connus celui qui, plus tard, devait devenir mon ami, le célèbre ministre, Eugène Mortain.

Fils de marchand de vins, dressé à la politique, comme moi au commerce, par son père qui était le principal agent électoral de la région, le vice-président des comités gambettites, le fondateur de ligues diverses, groupements de résistance et syndicats professionnels, Eugène recelait, en lui, dès l'enfance, une âme de "véritable homme d'État".

Quoique boursier, il s'était, tout de suite, imposé à nous, par une évidente supériorité dans l'effronterie et l'indélicatesse, et aussi par une manière de phraséologie, solennelle et vide, qui violentait nos enthousiasmes. En outre, il tenait de son père la manie profitable et conquérante de l'organisation. En quelques semaines, il eut vite fait de transformer la cour du collège en toutes sortes d'associations et de sous-associations, de comités et de sous-comités, dont il s'élisait, à la fois, le président, le secrétaire et le trésorier. Il y avait l'association des joueurs de ballon, de toupie, de saute-mouton et de marche, le comité de la barre fixe, la ligue du trapèze, le syndicat de la course à pieds joints, etc. Chacun des membres de ces diverses associations était tenu de verser à la caisse centrale, c'est-à-dire dans les poches de notre camarade, une cotisation mensuelle de cinq sous, laquelle, entre autres avantanges, impliquait un abonnement au journal trimestriel que rédigeait Eugène Mortain pour la propagande des idées et la défense des intérêts de ces nombreux groupements "autonomes et solidaires", proclamait-il.

De mauvais instincts, qui nous étaient communs, et des appétits pareils nous rapprochèrent aussitôt, lui et moi, et firent de notre étroite entente une exploitation âpre et continue de nos camarades, fiers d'être syndiqués... Je me rendis bien vite compte que je n'étais pas le plus fort dans cette complicité; mais, en raison même de cette constatation, je ne m'en cramponnai que plus solidement à la fortune de cet ambitieux compagnon. A défaut d'un partage égal, j'étais toujours assuré de ramasser quelques miettes... Elles me suffisaient alors. Hélas! je n'ai jamais eu que les miettes des gâteaux que dévora mon ami.

Je retrouvai Eugene plus tard, dans une circonstance difficile et douleureuse de ma vie. A force de mettre "les gens dedans", mon père finit par y être mis lui-même, et non point au figuré, comme il l'entendait de ses clients. Une fourniture malheureuse et qui, paraît-il, empoisonna toute une caserne, fut l'occasion de cette déplorable aventure, que couronna la ruine totale de notre maison, fondée en 1794. Mon père eût peut-être survécu à son déshonneur, car il connaissait les indulgences infinies de son époque; il ne put survivre à la ruine. Une attaque d'apoplexie l'emporta un beau soir. Il mourut, nous laissant, ma mère et moi, sans ressources.

Ne pouvant plus compter sur lui, je fus bien obligé de me débrouiller moi-même et, m'arrachant aux lamentations maternelles je courus à Paris, où Eugène Mortain m'acceuillit le mieux du monde.

Celui-ci s'élevait peu à peu. Grâce à des protections parlementaires habilement exploitées, à la souplesse de sa nature, à son manque absolu de scrupules, il commençait à faire parler de lui avec faveur dans la presse, la politique et la finance. Tout de suite, il m'employa à de sales besognes, et je ne tardai pas, moi aussi, en vivant constamment à son ombre, à gagner une peu de sa notoriété dont je ne sus pas profiter, comme j'aurais dû le faire. Mais la persévérance dans le mal est ce qui m'a le plus manqué. Non que j'éprouve de tardifs scrupules de conscience, des remords, des désirs passagers d'honnêteté; c'est en moi, une fantaisie diabolique, une talonnante et inexplicable perversité qui me forcent, tout d'un coup, sans raison apparente, à desserrer mes doigts de dessus les gorges les plus âprement étreintes. Avec des qualités pratiques de premier ordre, un sens très aigu de la vie, une audace à concevoir même l'impossible, une promptitude exceptionnelle même à le réaliser, je n'ai pas la ténacité nécessaire à l'homme d'action. Peut-être, sous le gredin que je suis, y a-t-il un poète dévoyé?... Peut-être un mystificateur qui s'amuse à se mystifier soi-même?

Pourtant, en prévision de l'avenir, et sentant qu'il arriverait fatalement un jour où mon ami Eugène voudrait se débarasser de moi, qui lui représenterais sans cesse un passé gênant, j'eus l'adresse de le compromettre dans des histoires fâcheuses, et la prévoyance d'en garder, par-devers moi, les preuves indéniables. Sous peine d'une chute, Eugène devait me traîner, perpétuellement, à sa suite, comme un boulet.

* * * * *

En attendant les honneurs suprêmes où le pousa le flux bourbeux de la politique, voici, entre autres choses honorables, quels étaient la qualité de ses intrigues et le choix de ses préoccupations.

Eugène avait officiellement une maîtresse. Elle s'appelait alors la comtesse Borska. Pas très jeune, mais encore jolie et désirable, tantôt Polonaise, tantôt Russe, et souvent Autrichienne, elle passait, naturellement, pour une espionne allemande. Aussi son salon était-il fréquenté de nos plus illustres hommes d'État. On y faisait beaucoup de politique, et l'on y commençait, avec beaucoup de flirts, beaucoup d'affaires considérables et louches. Parmi les hôtes les plus assidus de ce salon se remarquait un financier levantin, le baron K..., personnage silencieux, à la figure d'argent blafard, aux yeux morts, et qui révolutionnait la Bourse par ses opérations formidables. On savait, du moins on se disait que, derrière ce masque impénétrable et muet, agissait un des plus puissants empires de l'Europe. Pure supposition romanesque, sans doute, car, dans ces milieux corrompus, on ne sait jamais ce qu'il faut le plus admirer de leur corruption ou de leur "jobardise". Quoi qu'il en soit, la comtesse Borska et mon ami Eugène Mortain souhaitaient vivement de se mettre dans le jeu du mystérieux baron, d'autant plus vivement que celui-ci opposait à des avances discrètes, mais précises, une non moins discrète et précise froideur. Je crois même que cette froideur avait été jusqu'à la malice d'un conseil, de quoi il était résulté, pour nos amis, une liquidation désastreuse. Alors, ils imaginèrent de lancer sur le banquier récalcitrant une très jolie jeune femme, amie intime de la maison et de me lancer, en même temps, sur cette très jolie jeune femme qui, travaillée par eux, était toute disposée à nous accueillir favorablement, le banquier, pour le sérieux, et moi, pour l'agrément. Leur calcul était simple et je l'avais compris de premier coup: m'introduire dans la place, et, là, moi par la femme, eux par moi, devenir les maîtres des secrets du baron, échappés aux moments de tendre oubli!... C'était ce qu'on pouvait appeler de la politique de concentration.

Hélas! le démon de la perversité qui vient me visiter à la minute décisive où je dois agir, voulut qu'il en fût autrement et que ce beau projet avortât sans élégance. Au dîner qui devait sceller cette bien parisienne union, je me montrai, envers la jeune femme, d'une telle goujaterie que, tout en larmes, honteuse et furieuse, elle quitta scandaleusement le salon et rentra chez elle, veuve de nos deux amours.

La petite fête fut fort abrégée... Eugène me ramena en voiture. Nous descendîmes les Champs-Élysées dans un silence tragique.

- "Où veux-tu que je te dépose?" me dit le grand homme, comme nous tournions l'angle de la rue Royale.

- "Au tripot... sur le boulevard..." répondis-je, avec un ricanement... "J'ai hâte de respirer un peu d'air pur, dans une société de braves gens..."

Et, tout à coup, d'un geste découragé, mon ami me tapota les genoux et -- oh! je reverrai toute ma vie l'expression sinistre de sa bouche, et son regard de haine -- il soupira:

- "Allons!... Allons!... On ne fera jamais rien de toi!..."

Il avait raison... Et, cette fois-là, je ne pus pas l'accuser que ce fût de sa faute...

Eugène Mortain appartenait à cette école de politiciens que, sous le nom fameux d'opportunistes, Gambetta lança comme bande de carnassiers affamés sur la France. Il n'ambitionnait le pouvoir que pour les jouissances matérielles qu'il procure et l'argent que des habiles comme lui savent puiser aux sources de boue. Je ne sais pas pourquoi, d'ailleurs, je fais au seul Gambetta l'historique honneur d'avoir combiné et déchaîné cette morne curée qui dure encore, en dépit de tous les Panamas. Certe, Gambetta aimait la corruption; il y avait, dans ce démocrate tonitruant, un volupteux ou plutôt un dilettante de la volupté, qui se délectait à l'odeur de la pourriture humaine; mails il faut le dire, à sa décharge et à leur gloire, les amis dont il s'entourait et que le hasard, plus encore qu'une sélection raisonnée attacha à sa courte fortune, étaient bien de force à s'élancer eux-mêmes et d'eux-mêmes sur la Proie éternelle où, déjà, tant et tant de mâchoires avaient croché leurs dents furieuses.

Avant d'arriver à la Chambre, Eugène Mortain avait passé par tous le métiers -- même les plus bas, -- par les dessous -- même les plus ténébreux -- du journalisme. On ne choisit pas toujours ses débuts, on les prend où ils se trouvent... Ardente et prompte -- et pourtant réfléchie -- fut son initiation à la vie parisienne, j'entends cette vie qui va des bureaux de rédaction au Parlement, en passant par la préfecture de police. Dévoré de besoins immédiats et d'appétits ruineux, il ne se faisait pas alors un chantage important ou une malpropre affaire que notre brave Eugène n'en fût, en quelque sorte, l'âme mystérieuse et violente. Il avait eu ce coup de génie de syndiquer une grande partie de la presse, pour mener à bien ces vastes opérations. Je connais de lui, en ce genre décrié, des combinaisons qui sont les plus purs chefs-d'oeuvre et qui révèlent, dans ce petit provincial, vite dégrossi, un psychologue étonnant et un organisateur admirable des mauvais instincts du déclassé. Mais il avait la modestie de ne se point vanter de la beauté de ses coups, et l'art précieux, en se servant des autres, de ne jamais donner de sa personne aux heures du danger. Avec une constante habileté et une science parfaite de son terrain de manoeuvres, il sut toujours éviter, en les tournant, les flaques fétides et bourbeuses de la police correctionnelle où tant d'autres s'enlisèrent si maladroitement. Il est vrai que mon aide -- soit dit sans fatuité -- ne lui fut pas inutile, en bien des circonstances.

C'était, du reste, un charmant garçon, oui, en vérité, un charmant garçon. On ne pouvait lui reprocher que des gaucheries dans le maintien, persistants vestiges de son éducation de province, et des détails vulgaires dans sa trop récente élégance qui s'affichait mal à propos. Mais tout cela n'etait qu'une apparence dissimulant mieux, aux observateurs insuffisants, tout ce que son esprit avait de ressources subtiles, de flair pénétrant, de souplesse retorse, tout ce que son âme contenait de ténacité âpre et terrible. Pour surprendre son âme, il eût fallu voir -- comme je les vis, hélas!, combien de fois? -- les deux plis qui, à de certaines minutes, en se débandant, laissaient tomber les deux coins de ses lèvres et donnaient à sa bouche une expression épouvantable... Ah! oui, c'était un charmant garçon!

Par des duels appropriés, il fit taire la malveillance qui va chuchotant autour des personnalités nouvelles, et sa naturelle gaîté, son cynisme bon enfant qu'on traitait volontiers d'aimable paradoxe, non moins que ses amours lucratives et retentissantes achevèrent de lui conquérir une réputation discutable, mais suffisante à un futur homme de gouvernement qui en verra bien d'autres. Il avait aussi cette faculté merveilleuse de pouvoir, cinq heurs durant, et sur n'importe quel sujet, parler sans jamais exprimer une idée. Son intarissable éloquence déversait, sans arrêt, sans une fatigue, la lente, la monotone, la suicidante pluie du vocabulaire politique, aussi bien sur les questions de marine que sur les réformes scolaires, sur les finances que sur les beaux-arts, sur l'agriculture que sur la religion. Les journalistes parlementaires reconnaissaient en lui leur incompétance universelle et miraient leur jargon écrit dans son charabia parlé. Serviable, quand cela ne lui coûtait rien, généreux, prodigue même, quand cela devait lui rapporter beaucoup, arrogant et servile, selon les événements et les hommes, sceptique sans élégance, corrompu sans raffinement, enthousiaste sans spontanéité, spirituel sans imprévu, il etait sympatique à tout le monde. Aussi son élévation rapide ne surprit, n'indigna personne. Elle fut, au contraire, acueillie avec faveur des différents partis politiques, car Eugène ne passait pas pour un sectaire farouche, ne décourageait aucune espérence, aucune ambition, et l'on n'ignorait pas que, l'occasion venue, il était possible de s'entendre avec lui. Le tout était d'y mettre le prix.

Tel était l'homme, tel "le charmant garçon", en qui reposaient mes derniers espoirs, et qui tenait réellement ma vie et ma mort entre ses mains.

* * * * *

On remarquera que, dans ce croquis à peine esquissé de mon ami, je me suis modestement effacé, quoique j'aie collaboré puissamment et par des moyens souvet curieux, à sa fortune. J'aurais bien des histoires à raconter qui ne sont pas, on peut le croire, des plus édifiantes. A quoi bon une confession complète, puisque toutes mes turpitudes, on les devine sans que j'aie à les étaler davantage? Et puis, mon rôle, auprès de ce hardi et prudent coquin, fut toujours -- je ne dis pas insignifiant, oh non!.. ni méritoire, vous me ririez au nez -- mais il demeura à peu près secret. Qu'on me permette de garder cette ombre, à peine discrète, dont il m'a plu envelopper ces anées de luttes sinistres et de ténébreuses machinations... Eugène ne "m'avouait" pas... Et, moi-même, par un reste de pudeur assez bizarre, j'éprouvais parfois une invincible répugance à cette idée que je pouvais passer pour "son homme de paille".

D'ailleurs, il m'arriva souvent, des mois entiers, de le perdre de vue, de le "lâcher", comme on dit, trouvant dans les tripots, à la Bourse, dans les cabinets de toilette des filles galantes, des ressources que j'étais las de demander à la politique, et dont la recherche convenait mieux à mes goûts pour la paresse et pour l'imprévu... Quelquefois, pris de soudaines poésies, j'allais me cacher, en un coin perdu de la campagne, et, en face de la nature, j'aspirais à des puretés, à des silences, à des reconquêtes morales qui, hélas! ne duraient guère... Et je revenais à Eugène, aux heures des crises difficiles. Il ne m'accueillait pas toujours avec la cordialité que j'exigeais de lui. Il était visible qu'il eût bien voulu se débarasser de moi. Mais, d'un coup de caveçon sec et dur, je le rappelais à la vérité de notre mutuelle situation.

Un jour, je vis distinctement luire dans ses yeux une flamme de meurtre. Je ne m'inquiétai pas et, d'un geste lourd, lui mettant la main à l'épaule, comme un gendarme fait d'un voleur, je lui dis narquoisement:

- "Et puis après?... A quoi cela t'avancerait-il?... Mon cadavre lui-même t'accusera... Ne sois donc pas bête!... Je t'ai laissé arriver où tu as voulu... Jamais je ne t'ai contrecarré dans tes ambitions... Au contraire... j'ai travaillé pour toi... come j'ai pu... loyalement... est-ce vrai? Crois-tu donc que ce soit gai pour moi de nous voir, toi, en haut, à te pavaner dans la lumière, moi, en bas, à patauger stupidement, dans la crotte?... Et, pourtant, d'une chiquenaude, cette merveilleuse fortune, si laborieusement édifiée par nous deux..."

- "Oh! par nous deux..." siffla Eugène...

- "Oui, par nous deux, canaille!..." répétai-je, exaspéré de cette rectification inopportune... "Oui, d'une chiquenaude... d'un souffle... tu le sais, je puis la jeter bas, cette merveilleuse fortune... Je n'ai qu'un mot à dire, gredin, pour te précipiter du pouvoir au bagne... faire du ministre que tu es -- ah, si ironiquement! -- le galérien que tu devrais être, s'il y avait encore une justice, et si je n'étais pas le dernier des lâches... Eh bien!... ce geste, je ne le fais pas, ce mot, je ne le prononce pas... Je te laisse recevoir l'admiration des hommes et l'estime des cours étrangères... parce que... vois-tu... je trouve ça prodigieusement comique... Seulement, je veux ma part... tu entends!... ma part... Et qu'est-ce que je te demande?... Mais c'est idiot ce que je te demande... Rien... des miettes... alors que je pourrais tout exiger, tout... tout... tout...! Je t'en prie, ne m'irrite pas davantange... ne me pousse pas à bout plus longtemps... ne m'oblige pas à faire des drames burlesques... Car le jour où j'en aurai assez de la vie, assez de la boue, de cette boue -- ta boue... dont je sens toujours sur moi l'intolérable odeur... eh bien, ce jour-là, Son Excellence Eugène Mortain ne rira pas, mon vieux... Ça, je te le jure!"

Alors, Eugène, avec un sourire gêné, tandis que les plis de ses lèvres retombantes donnaient à toute sa physionomie une double expression de peur ignoble et de crime impuissant, me dit:

- "Mais tu es fou de me raconter tout cela... Et à propos de quoi?... T'ai-je refusé quelque chose, espèce de soupe au lait?..."

Et, gaiement, multipliant des gestes et des grimaces qui m'étourdissaient, il ajouta comiquement:

- "Veux-tu la croix, ah?"

Oui, vraiment, c'était un charmant garçon.

Home :: Stories :: Le Jardin des Supplices :: Chapitre I.2