<
>

Le Jardin des Supplices

Octave Mirbeau

Chapitre II.4

La porte du bagne s'ouvrait sur un large couloir obscur. Du fond de ce couloir, mais de plus loin que le couloir, nous arrivaient assourdis, ouatés par la distance, des sons de cloche. Et les ayant entendus, Clara heureuse, battit des mains.

- "Oh! cher amour!... La cloche!... La cloche!... Nous avons de la chance... Ne sois plus triste... ne sois plus malade, je t'en prie!..."

On se pressait si furieusement, à l'entrée du bagne, que les agents de police avaient peine à mettre un peu d'ordre dans le tumulte. Caquetages, cris, étouffements, froissements d'étoffes, heurts d'ombrelles et d'éventails, ce fut dans cette mêlée que Clara se jeta résolument, plus exaltée d'avoir entendu cette cloche, dont je ne songeai pas à lui demander pourquoi elle sonnait ainsi et ce que signifiaient ses petits glas sourds, ses petits glas lointains qui lui causaient tant de plaisir!...

- "La cloche!... la cloche! la cloche!... Viens!..."

Mais nous n'avancions pas, malgré l'effort des boys, porteurs de paniers, qui, à grands coups de coude, tentaient de frayer un passage à leurs maîtresses. De longs portefaix, au masque grimaçant, affreusement maigres, la poitrine à nu et couturée sous leurs loques, tendaient en l'air, au dessus des têtes, des corbeilles pleines de viande, où le soleil accélérait la décomposition et faisait éclore tout un fourmillement de vies larvaires. Spectres de crime et de famine, images de cauchemar et de tueries, démons ressuscités des plus lointaines, des plus terrifiantes légendes de la Chine, j'en voyais, près de moi, dont un rire déchiquetait en scie la bouche aux dents laquées de béthel et se prolongeait jusqu'à la pointe de la barbiche, en torsions sinistres. D'autres s'injuriaient et se tiraient par la natte, cruellement; d'autres, avec des glissements de fauves, s'insinuaient dans la forêt humaine, fouillaient les poches, coupaient les bourses, happaient les bijoux et ils disparaissaient, emportant leur butin.

- "La cloche!... la cloche!..." répétait Clara.

- "Mais quelle cloche?..."

- "Tu verras... C'est une surprise!..."

Et les odeurs soulevées par la foule -- odeurs de cabinets de toilette et d'abattoir mêlées, puantes des charognes et parfums de chairs vivantes -- m'affadissaient le coeur, me glaçaient la moelle. C'était en moi la même impression d'engourdissement léthargique que tant de fois j'avais ressentie dans les forêts de l'Annam, le soir, alors que les miasmes quittent les terreaux profonds et embusquent la mort derrière chaque fleur, derrière chaque feuille, derrière chaque brin d'herbe. En même temps, pressé, bousculé de tous les côtés, et la respiration me manquant presque, j'allais enfin défaillir.

- "Clara!... Clara!..." appelai-je.

Elle me fit respirer des sels, dont la puissance cordiale me ranima un peu. Elle était, elle, libre, très joyeuse, au milieu de cette foule dont elle humait les odeurs, dont elle subissait les plus répugnantes étreintes avec une sorte de volupté pâmée. elle tendait son corps -- tout son corps svelte et vibrant -- aux brutalités, aux coups, aux déchirements. Sa peu, si blanche, se colorait de rose ardent; ses yeux avaient un éclat noyé de joie sexuelle; ses lèvres se gonflaient, tels de durs bourgeons prêts à fleurir... Elle me dit encore, avec une sorte de pitié railleuse:

- "Ah! petite femme... petite femme... petite femme!... Vous ne serez jamais qu'une petite femme de rien du tout!..."

Au sortir de l'éblouissante, de l'aveuglante lumière du soleil, le couloir où, enfin, nous parvînmes, me sembla, tout d'abord, plein de ténèbres. Puis, les ténèbres peu à peu s'effaçant, je pus me rendre compte du lieu où je me trouvais.

Le couloir était vaste, éclairé d'en haut par un vitrage qui ne laissait passer à travers l'opacité du verre qu'une lumière atténuée de vélarium. Une sensation de fraîcheur humide, presque de froid m'enveloppa tout entier, comme d'une caresse de source. Les murs suintaient, ainsi que des parois de grottes souterraines. Sous mes pieds brûlés par les cailloux de la plaine, le sable, dont les dalles du couloir étaient semées, avait la douceur molle des dunes, près de la mer... J'aspirai l'air largement, à pleins poumons. Clara me dit:

- "Tu vois comme on est gentil pour les forçats, ici... Du moins, ils sont au frais."

- "Mais où sont-ils?..." demandai-je... "A droite et à gauche, je ne vois que des murs!"

Clara sourit.

- "Comme tu es curieux!... Te voilà maintenant plus impatient que moi!... Attends... attends un peu!... Tout à l'heure, mon chéri... Tiens!..."

Elle s'était arrêtée et me désignait un point vague du couloir, l'oeil plus brillant, les narines battantes, l'oreille tendue aux bruits, comme une chevrette aux écoutes dans la forêt.

- "Entends-tu?... Ce sont eux!... Entends tu?..."

Alors, par-delà les rumeurs de la foule qui envahissait le couloir, par-delà les voix bourdonnantes, je perçus des cris, des plaintes sourdes, des traînements de chaînes, des respirations haletantes comme des forges, d'étranges et prolongés rauquements de fauves. Cela semblait venir des profondeurs de la muraille, de dessous la terre... des abîmes mêmes de la mort... on ne savait d'où...

- "Entends-tu?..." reprit Clara. "Ce sont eux... tu vas les voir tout de suite... avançons! Prends mon bras... Regarde bien... Ce sont eux!... Ce sont eux!..."

Nous nous remîmes à marcher, suivis du boy attentif aux gestes de sa maîtresse. Et l'affreuse odeur de cadavre nous accompagnait aussi, ne nous lâchait plus, augmentée d'autres odeurs dont l'âcreté ammoniacale nous piquait les yeux et la gorge.

La cloche sonnait toujours, là-bas... là-bas... lente et douce, étouffée, pareille à la pleinte d'un agonisant. Clara répéta pour la troisième fois:

- "Oh! cette cloche!... Il meurt... il meurt, mon chéri... nous le verrons peut-être!"

Tout à coup, je sentis ses doigts m'entrer nerveusement dans la peau.

- "Mon chéri!... mon chéri!... A ta droite!... Quelle horreur!..."

Vivement, je tournai la tête... L'infernal défilé commençait.

A droite, c'étaient, dans le mur, de vastes cellules, ou plutôt de vastes cages fermées par des barreaux et séparées l'une de l'autre par d'épaisses cloisons de pierre. Les dix premières étaient occupées, chacune, par dix condamnés; et, toutes les dix, elles répétaient le même spectacle. Le col serré dans un carcan si large qu'il était impossible de voir les corps, on eût dit d'effrayantes, de vivantes têtes de décapités posées sur des tables. Accroupis parmi leurs ordures, les mains et les pieds enchaînés, ils ne pouvaient s'étendre, ni se coucher, ni jamais se reposer. Le moindre mouvement, en déplaçant le carcan autour de leur gorge à vif et de leur nuque saignante, leur faisait pousser des hurlements de souffrance, auxquels se mêlaient d'atroces insultes pour nous et des supplications aux Dieux, tour à tour.

J'étais muet d'épouvante.

Légère, avec de jolis frissons et d'exquis gestes, Clara piqua dans le panier du boy quelques menus morceaux de viande qu'elle lança gracieusement à travers les barreaux dans la cage. Les dix têtes, simultanément, oscillèrent sur les carcans balancés; simultanément les vingt prunelles, exorbitées, jetèrent sur la viande des regards rouges, des regards de terreur et de faim... Puis, un même cri de douleur sortit des dix bouches tordues... Et conscients de leur impuissance, les condamnés ne bougèrent plus. Ils restèrent la tête légèrement inclinée et comme prête à rouler sur la déclivité du carcan, les traits de leur face décharnée et blême convulsés dans une grimace rigide, dans une sorte d'immobile ricanement.

- "Ils ne peuvent pas manger," expliqua Clara... "Ils ne peuvent pas atteindre la viande... Dame!... avec ces machines-là, ça se comprend... Au fond, ça n'est pas très neuf... C'est le supplice de Tantale, décuplé par l'horreur de l'imagination chinoise... Hein?... crois-tu, tout de même, qu'il y a des gens malheureux?..."

Elle lança encore, à travers les barreaux, un menu morceau de charogne qui, tombant sur le coin d'un des carcans, lui imprima un léger mouvement d'oscillation... De sourds grognements répondirent à ce geste; une haine plus féroce et plus désespérée s'alluma, en même temps, dans les vingt prunelles... Instinctivement, Clara recula:

- "Tu vois..." poursuivit-elle sur un ton moins assuré... "Ça les amuse que je leur donne de la viande... ça leur fait passer un petit moment à ces pauvres diables... ça leur procure un peu d'illusion... Avançons... avançons!"

Nous passâmes lentement devant les dix cages. Des femmes arrêtées poussaient des cris ou riaient aux éclats, ou bien se livraient à des mimiques passionnées. Je vis une Russe, très blonde, au regard blanc et froid, tendre aux suppliciés, du bout de son ombrelle, un ignoble débris verdâtre qu'elle avançait et retirait tour à tour. Et rétractant leurs lèvres, découvrant leurs crocs comme des chiens furieux, avec des expressions d'affamement qui n'avaient plus rien d'humain, ils essayaient de happer la nourriture qui, toujours, fuyait de leurs bouches, gluantes de bave. Des curieuses suivaient toutes les péripéties de ce jeu cruel, d'un air attentif et réjoui.

- "Quelles grues!" fit Clara, sérieusement indignée... "Vraiment, il y a des femmes qui ne respectent rien. C'est honteux!..."

Je demandai:

- "Quels crimes ces êtres ont-ils donc commis, pour de telles tortures?"

Elle répondit, distraitement:

- "Je ne sais pas, moi... Aucun, peut-être, ou peu de chose, sans doute... De menus vols chez des marchands, je suppose... D'ailleurs, ce ne sont que des gens du peuple... des rôdeurs du port... des vagabonds... des pauvres!... Ils ne m'intéressent pas beaucoup... Mais il y en a d'autres... Tu vas voir mon poète, tout à l'heure... Oui, j'ai un préféré ici... et justement il est poète!... comme c'est drôle, pas?... Ah! mais, c'est un grand poète, tu sais!... Il a fait une satire admirable contre un prince qui avait volé le trésor... Et il déteste les Anglais... Il y a deux ans, un soir, on l'avait amené chez moi... Il chantait des choses délicieuses... Mais c'est dans la satire surtout qu'il était merveilleux... Tu vas le voir. C'est le plus beau... A moins qu'il ne soit mort déjà!... Dame! avec ce régime, il n'y aurait rien d'étonnant... Ce qui me fait de la peine, surtout, c'est qu'il ne me reconnaît plus... Je lui parle... je lui chante ses poèmes... Et il ne les reconnaît pas non plus... C'est horrible, vraiment, pas?... Bah! c'est drôle aussi, après tout..."

Elle essayait d'être gaie... Mais sa gaieté sonnait faux... son visage était grave... Ses narines battaient plus vite... Elle s'appuyait à mon bras, plus lourdement, et je sentais courir des frissons tout le long de son corps...

Je remarquai alors que, dans le mur de gauche, en face de chaque cellule, étaient creusées des niches profondes. Ces niches contenaient des bois peints et sculptés qui représentaient, avec cet effroyable réalisme particulier à l'art de l'Extrême-Orient, tous les genres de torture en usage dans la Chine: scènes de décollation, de strangulation, d'écorchement et de dépècement des chairs..., imaginations démoniaques et mathématiques, qui poussent, jusqu'à un raffinement inconnu de nos cruautés occidentales, pourtant si inventives, la science du supplice. Musée de l'épouvante et du désespoir, où rien n'avait été oublié de la férocité humaine et qui, sans cesse, à toutes les minutes du jour, rappelait par des images précises, aux forçats, la mort savante à laquelle les destinaient leurs bourreaux.

- "Ne regarde pas ça!..." me dit Clara avec une moue de mépris. "Ça n'est que des bois peints, mon amour... Regarde par ici, où c'est vrai... Tiens!... Justement, le voilà, mon poète!..."

Et, brusquement, elle s'arrêta devant la cage.

Pâle, décharnée, sabrée de rictus squelettaires, les pommettes crevant la peau mangée de gangrène, la mâchoire à nu sous le retroussis trémescent des lèvres, une face était collée contre les barreaux, où deux mains longues, osseuses, et pareilles à des pattes sèches d'oiseau, s'agrippaient. Cette face, de laquelle toute trace d'humanité avait pour jamais disparu; ces yeux sanglants, et ces mains, devenues des griffes galeuses, me firent peur... Je me rejetai en arrière d'un mouvement instinctif, pour ne point sentir sur ma peau le souffle empesté de cette bouche, pour éviter la blessure de ces griffes... Mais Clara me ramena, vivement, devant la cage. Au fond de la cage, dans une ombre de terreur, cinq êtres vivants, qui avaient été autrefois des hommes, marchaient, marchaient, tournaient, tournaient, le torse nu, le crâne noir de meurtrissures sanguinolentes. Haletant, aboyant, hurlant, ils tentaient vainement d'ébranler, par de rudes poussées, la pierre solide de la cloison... Puis, ils recommençaient à marcher et à tourner, avec des souplesses de fauves et des obscénités de singes... Un large volet transversal cachait le bas de leurs corps et, du plancher invisible de la cellule, montait une odeur suffocante et mortelle.

- "Bonjour, poète!..." dit Clara, s'adressant à la Face... "Je suis gentille, pas? Je suis venue te voir encore une fois, pauvre cher homme!... Me reconnais-tu aujourd'hui?... Non?... Pourquoi ne me reconnais-tu pas?... Je suis belle, pourtant, et je t'ai aimé tout un soir!..."

La Face ne bougea pas. Ses yeux ne quittaient point la corbeille de viande que portait le boy... Et de sa gorge sortait un bruit rauque d'animal.

- "Tu as faim?..." poursuivit Clara... "Je te donnerai à manger... Pour toi, j'ai choisi les meilleurs morceaux du marché... Mais auparavant, veux-tu que je récite ton poème: Les trois amies?... Veux-tu?... Cela te fera plaisir de l'entendre."

Et elle récita.

  • J'ai trois amies.
  • La première a l'esprit mobile comme une feuille de bambou.
  • Son humeur légère et folâtre est pareille à la fleur plumeuse de l'eulalie.
  • Son oeil ressemble au lotus.
  • Et sa gorge est aussi ferme que le cédrat.
  • Ses cheveux, tressés en une seule natte, retombent sur ses épaules d'or, ainsi que de noirs serpents.
  • Sa voix a la douceur du miel des montagnes.
  • Ses hanches sont minces et flexibles.
  • Ses cuisses ont la rondeur de la tige lisse du bananier.
  • Sa démarche est celle du jeune éléphant en gaîté.
  • Elle aime le plaisir, sait le faire naître, et le varier!...
  • J'ai trois amies.

Clara s'interrompit:

- "Tu ne te souviens pas?" demanda-t-elle. "Est-ce donc que tu n'aimes plus ma voix?"

La Face n'avait pas bougé... Elle semblait ne pas entendre. Ses regards dévoraient toujours l'horrible corbeille, et sa langue claquait dans la bouche, mouillée de salive.

- "Allons," fit Clara... "Écoute encore!... Et tu mangeras , puisque tu as si faim!"

Et elle reprit d'une voix lente et rythmée:

  • J'ai trois amies.
  • La seconde a une abondante chevelure qui brille et se déroule en longues guirlandes de soie.
  • Son regard troublerait le Dieu d'amour.
  • Et ferait rougir les bergeronnettes.
  • Le corps de cette femme gracieuse serpente comme une liane d'or,
  • Ses pendants d'oreilles sont chargés de pierreries,
  • Comme est ornée de givre, par un matin de gelée et de soleil, une fleur.
  • Ses vêtements sont des jardins d'été
  • Et des temples, un jour de fête.
  • Et ses seins, durs et rebondis, luisent ainsi qu'une coupe de vases d'or, remplis de liqueurs enivrantes et de grisants parfums.
  • J'ai trois amies.

- "Ouah! ouah!" aboya la Face, tandis que dans la cage, marchant, marchant, tournant, tournant, les cinq autres condamnés répétaient le sinistre aboiement.

Clara continua:

  • J'ai trois amies.
  • Les cheveux de la troisième sont nattés et roulés sur sa tête.
  • Et jamais ils n'ont connu la douceur des huiles parfumées.
  • Sa face qui exprime la passion est difforme,
  • Son corps est pareil à celui d'un porc.
  • On la dirait toujours en colère.
  • Toujours elle gronde et grogne.
  • Ses seins et son ventre exhalent l'odeur du poisson.
  • Elle est malpropre en toute sa personne.
  • Elle mange de tout et boit à l'excès.
  • Ses yeux ternes sont toujours chassieux.
  • Et son lit est plus répugnant que le nid de la huppe.
  • Et c'est celle-là que j'aime.
  • Et celle-là je l'aime pace qu'il y a quelque chose de plus mystérieusement attirant que la beauté: c'est la pourriture.
  • La pourriture en qui réside la chaleur éternelle de la vie,
  • En qui s'élabore l'éternel renouvellement des métamorphoses!
  • J'ai trois amies...

Le poème était terminé. Clara se tut.

Les yeux avidement fixés sur la corbeille, la Face n'avait pas cessé d'aboyer durant la récitation de la dernière strophe.

Alors, s'adressant à moi, tristement, Clara dit:

- "Tu vois... Il ne se souvient plus de rien!.. Il a perdu la mémoire de ses vers, comme de mon visage... Et cette bouche que j'ai baisée ne connaît plus la parole des hommes!... Est-ce inouï, vraiment!"

Elle choisit parmi la viande du panier le meilleur, le plus gros morceau et, le buste joliment cambré, elle le tendit, du bout de sa fourche, à la Face décharnée dont les yeux luirent comme deux petites braises.

- "Mange, pauvre poète!" dit-elle. "Mange, va!"

Avec des mouvements de bête affamée, le poète saisit dans ses griffes l'horrible morceau puant et le porta à sa mâchoire où je le vis, un instant, qui pendait, pareil à une ordure de la rue, entre les crocs d'un chien... Mais aussitôt, dans la cage ébranlée, il y eut des rugissements, des bondissements. Ce ne furent plus que des torses nus, mêlés, soudés l'un à l'autre, étreints par de longs bras maigres, déchirés par des mâchoires et des griffes... et des faces tordues s'arrachant la viande!... Et je ne vis plus rien... Et j'entendis les bruits de luttes, au fond de la cage, des poitrines haletantes et sifflantes, des souffles rauques, des chutes de corps, des piétinement de chair, des craquements d'os, des chocs mous de tuerie... des râles!... De temps en temps, au-dessus du volet, une face apparaissait, la proie aux dents, et disparaissait... Des abois encore... des râles toujours... et presque le silence... puis rien!...

Clara s'était collée contre moi, toute frémissante.

- "Ah! mon chéri!... mon chéri!..."

Je lui criai:

- "Jette-leur donc toute la viande... Tu vois bien qu'ils se tuent!"

Elle m'étreignait, m'enlaçait.

- "Embrasse-moi. Caresse-moi... C'est horrible!... c'est trop horrible!..."

Et, se haussant jusqu'à mes lèvres, elle me dit, dans un baiser féroce:

- "On n'entend plus rien... Ils sont morts!... Crois-tu donc qu'ils soient tous morts?..."

Quand nous relevâmes les yeux vers la cage, une Face pâle, décharnée et toute sanglante était collée derrière les barreaux et nous regardait fixement, presque orgueilleusement... Um lambeau de viande coulait de ses lèvres, parmi des filaments de bave pourprée. Sa poitrine haletait.

Clara applaudit, et sa voix tremblait encore.

- "C'est lui!... C'est mon poète!... C'est le plus fort!..."

Elle lui jeta toute la viande du panier, et, la gorge serrée:

- "J'étouffe un peu," dit-elle... "Et toi aussi, tu es tout pâle, mon amour.. Allons respirer un peu d'air au Jardin des Supplices..."

De légères gouttes de sueur perlaient à son front. Elle les essuya, et, se tournant vers le poète, elle dit, en accompagnant ses paroles d'un menu geste de sa main dégantée:

- "Je suis contente que tu aies été le plus fort, aujourd'hui!... Mange!... mange!... je reviendrai te voir... Adieu."

Elle congédia le boy, devenu inutile. Nous suivîmes le milieu du couloir d'un pas pressé, malgré l'encombrement de la foule, évitant de regarder à droite et à gauche.

La cloche sonnait toujours... Mais ses vibrations diminuaient, diminuaient jusqu'à n'être plus qu'un souffle de brise, une toute petite plainte d'enfant, étouffée, derrière un rideau.

- "Pouquoi cette cloche?... D'où vient cette cloche?..." questionnai-je.

- "Comment?... Tu ne le sais pas?... Mais c'est la cloche du Jardin des Supplices!... Figure-toi... On ligote un patient... et on le dépose sous la cloche... Et l'on sonne à toute volée, jusqu'à ce que les vibrations l'aient tué!... Et quand vient la mort, on sonne doucement, doucement, pour qu'elle ne vienne pas trop vite, comme là-bas!... Entends-tu?..."

J'allais parler, mais Clara me ferma la bouche, avec son éventail déployé:

- "Non... tais-toi!... ne dis rien!... Et écoute, mon amour!... Et pense à l'effroyable mort que ce doit être, ces vibrations sous la cloche... Et viens avec moi... Et ne dis plus rien, ne dis plus rien..."

Quand nous sortîmes du couloir, la cloche n'était plus qu'un chant d'insecte... un bruissement d'ailes, à peine perceptible, dans le lointain.

Home :: Stories :: Le Jardin des Supplices :: Chapitre II.4