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Le Jardin des Supplices

Octave Mirbeau

Chapitre I.3

Quelques jours après la scène de violence qui suivit mon si lamentable échec, je rencontrai Eugène dans une maison amie, chez cette bonne Mme G... où nous avions été priés à dîner tous les deux. Notre poignée de main fut cordiale. On eût dit que rien de fâcheux ne s'était passé entre nous.

- "On ne te voit plus," me reprocha-t-il sur ce ton d'indifférente amitié qui, chez lui, n'était que la politesse de la haine... "Étais-tu donc malade?"

- "Mais non... en voyage vers l'oubli, simplement."

- "A propos... es-tu plus sage?... Je voudrais bien causer avec toi, cinq minutes... Après le dîner, n'est-ce pas?"

- "Tu as donc du nouveau?" demandai-je, avec un sourire fielleux, par lequel il put voir que je ne me laisserais pas 'expédier', comme une affaire sans importance.

- "Moi?" fit-il... "Non... rien... un projet en l'air... Enfin, il faut voir..."

J'avais sur les lèvres une impertinence toute prête, lorsque Mme G..., énorme paquet de fleurs roulantes, de plumes dansantes, de dentelles déferlantes, vint interrompre ce commencement de conversation. Et soupirant: "Ah! mon cher ministre, quand donc nous débarrasserez-vous de ces affreux socialistes?", elle entraîna Eugène vers un groupe de jeunes femmes qui, à la manière dont elles étaient rangées dans un coin du salon, me firent l'effet d'être là, en location, comme, au café-concert, ces nocturnes créatures qui meublent de leur décolletage excessif et de leurs toilettes d'emprunt l'apparat en trompe l'oeil des décors.

Mme G... avait la réputation de jouer un rôle important dans la Société et dans l'État. Parmi les innombrables comédies de la vie parisienne, l'influence qu'on lui attribuait n'était pas une des moins comiques. Les petits historiographes des menus faits de ce temps racontaient sérieusement, en établissant de brilliants parallèles dans le passé, que son salon était le point de départ et la consécration des fortunes politiques et des renommées littéraires, par conséquent le rendez-vous de toutes les jeunes ambitions et aussi de toutes les vieilles. A les en croire, c'est là que se fabriquait l'histoire contemporaine, que se tramait la chute ou l'avènement des cabinets, que se négociaient parmi de géniales intrigues et de délicieuses causeries -- car c'était un salon où l'on cause -- aussi bien les alliances extérieures que les élections académiques. M. Sadi Carnot, lui-même -- qui régnait alors sur les coeurs français -- était tenu, disait-on, à d'habiles ménagements envers cette puissance redoutable, et pour en conserver les bonnes grâces il lui envoyait galamment, à défaut d'un sourire, les plus belles fleurs des jardins de l'Élysée et des serres de la Ville... D'avoir connu, au temps de sa ou de leur jeunesse -- Mme G... n'était pas très fixée sur ce point de chronologie -- M. Thiers et M. Guizot, Cavour et le vieux Metternich, cette antique personne gardait un prestige, dont la République aimait à se parer, comme d'une traditionelle élégance, et son salon bénéficiait de l'éclat posthume que ces noms illustres, à tout propos invoqués, rappelaient aux réalités diminuées du présent.

On y entrait, d'ailleurs, dans ce salon choisi, comme à la foire, et jamais je n'ai vu, -- moi qui en ai tant vu -- plus étrange mêlée sociale et plus ridicule mascarade mondaine. Déclassés de la politique, du journalisme, du cosmopolitisme, des cercles, du monde, des théâtres, et les femmes à l'avenant, elle accueillait tout, et tout y faisait nombre. Personne n'était dupe de cette mystification, mais chacun se trouvait interessé, afin de s'exalter soi-même, d'exalter un milieu notoirement ignominieux, où beaucoup d'entre nous tiraient non seulement, des ressources peu avouables, mais encore leur unique raison d'être dans la vie. Du reste, j'ai l'idée que la plupart des salons si célèbres d'autrefois, où venaient communier, sous les espèces les plus diverses, les appétits errants de la politique et les vanités sans emploi de la littérature, devaient assez fidèlement ressembler à celui-là... Et il ne m'est pas prouvé non plus, que celui-là se différenciât essentiellement des autres dont on nous vante à tous propos, en lyriques enthousiasmes, l'exquise tenue morale et l'élégante difficulté d'accès.

La vérité est que Mme G..., débarassée du grossissement des réclames et de la poésie des légendes, réduite au strict caractère de son individualité mondaine, n'était qu'une très vieille dame, d'esprit vulgaire, d'éducation négligée, extrêmement vicieuse, par surcroît, et qui, ne pouvant plus cultiver la fleur du vice en son propre jardin, la cultivait en celui des autres, avec une impudeur tranquille, dont on ne savait pas ce qu'il convenait le mieux d'admirer, ou l'effronterie ou l'inconscience. Elle remplaçait l'amour professionel, auquel elle avait dû renoncer, par la manie de faire des unions et des désunions extra-conjugales, dont c'était sa joie, son péché, de les suivre, de les diriger, de les protéger, de les couver et de réchauffer ainsi son vieux coeur ratatiné, au frôlement de leurs ardeurs défendues. On était toujours sûr de trouver, chez cette grande politique, avec la bénédiction de M. Thiers et de M. Guizot, de Cavour et du vieux Metternich, des âmes soeurs, des adultères tout prêts, des désirs en appareillage, des amours en toute sorte, frais équipés pour la course, l'heure ou le mois: précieuse ressource dans les cas de rupture sentimentale et les soirées de désoeuvrement.

Pourquoi, ce soir-là, précisément, eus-je l'idée d'aller chez Mme G...? Je ne sais, car j'était fort mélancolique et nullement d'humeur à me divertir. Ma colère contre Eugène était bien calmée, momentanément, du moins. Une immense fatigue, un immense dégoût la remplaçait, dégoût de moi-même, des autres, de tout le monde. Depuis le matin, j'avais sérieusement réfléchi à ma situation, et, malgré les promesses du ministre -- dont j'était décidé, d'ailleurs, à ne pas lui donner une facile quittance --, je n'y voyais point une convenable issue. Je comprenais qu'il était bien difficile à mon ami de me procurer une position officielle, stable, quelque chose d'honorablement parasitaire, d'administrativement rémunérateur, par quoi, il m'eût été permis de finir en paix, vieillard respectable, fonctionnaire sinécuriste, mes jours. D'abord, cette position, il est probable que je l'eusse aussitôt gaspillée; ensuite, en toutes parts, au nom de la moralité publique et de la bienséance républicaine, les protestations concurrentes se fussent élevées, auxquelles le ministre, interpellé, n'aurait su que répondre. Tout ce qu'il pouvait m'offrir, c'était, par des expédients transitoires et misérables, par de pauvres prestidigitations budgétaires, reculer l'heure inévitable de ma chute. Et puis, je ne pouvais même pas compter éternellement sur ce minimum de faveurs et de protection, car Eugène ne pouvait pas, lui non plus, compter sur l'éternelle bêtise du public. Bien des dangers menaçaient alors le cabinet, et bien des scandales auxquels, çà et là, quelques journaux mécontents de leur part fondsecrétière faisaient des allusions de plus en plus directes, empoisonnaient la sécurité personnelle de mon protecteur... Eugène ne se maintenait au pouvoir que par des diversions agressives contre les partis impopulaires ou vaincus, et aussi, à coup d'argent, que je le soupçonnais alors, comme cela fut démontré, plus tard, de recevoir de l'étranger, en échange, chaque fois, d'une livre de chair de la Patrie!...

Travailler à la chute de mon camarade, m'insinuer adroitement auprès d'un leader ministériel possible, reconquérir, près de ce nouvau collaborateur, une sorte de virginité sociale, j'y avais bien songé... Tout m'y poussait, ma nature, mon intérêt, et aussi le plaisir si âprement savoureux de la vengeance... Mais, en plus des incertitudes et des hasards dont s'accompagnait cette combinaison, je ne me sentais pas le courage d'une autre expérience, ni de recommencer de pareilles manoeuvres. J'avais brûlé ma jeunesse par les deux bouts. Et j'étais las de ces aventures périlleuses et précaires qui m'avaient mené où?... J'éprouvais de la fatigue cérébrale, de l'ankylose aux jointures de mon activité; toutes mes facultés diminuaient, en pleine force, déprimées par la neurasthénie. Ah! comme je regrettais de n'avoir pas suivi les droits chemins de la vie! Sincèrement, à cette heure, je ne souhaitais plus que les joies médiocres de la régularité bourgeoise; et je ne voulaus plus, et je ne pouvais plus supporter ces soubresauts de fortune, ces alternatives de misère, qui ne m'avaient pas laissé une minute de répit et faisaient de mon existence une perpétuelle et torturante anxiété. Qu'allais-je donc devenir?... L'avenir m'apparaissait plus triste et plus désespérant que les crépuscules d'hiver qui tombent sur les chambres de malades... Et, tout à l'heure, après le dîner, quelle nouvelle infamie l'infâme ministre me proposait-il?... Dans quelle boue plus profonde, et dont on ne revient pas, voudrait-il m'enfoncer et me faire disparaître à jamais?...

Je le cherchai du regard, parmi la cohue... Il papillonnait auprès des femmes. Rien sur son crâne, ni sur ses épaules, ne marquait qu'il portât le lourd fardeau de ses crimes. Il était insouciant et gai. Et de le voir ainsi, ma fureur contre lui s'accrut du sentiment de la double impuissance où nous étions tous les deux, lui de me sauver de la honte, moi, de l'y précipiter, ... ah oui! de l'y précipiter!

Accablé par ces multiples et lancinantes préoccupations, il n'était donc pas étonnant que j'eusse perdu ma verve, et que les belles créatures étalées et choisies par Mme G..., pour le plaisir de ses invités, ne me fussent de rien... Durant le dîner, je me montrai parfaitement désagréable, et c'est à peine si j'adressai la parole à mes voisines dont les belles gorges resplendissaient parmi les pierreries et les fleurs. On crut que mon insuccès électoral était la cause de ces noires dispositions de mon humeur, ordinairement joyeuse et galante.

- "Du ressort!..." me disait-on. "Vous êtes jeune, que diable!... Il faut de l'estomac dans la carrière politique... Ce sera pour la prochaine fois."

A ces phrases de consolation banale, aux sourires engageants, aux gorges offertes, je répondais obstinément:

- "Non... non... Ne me parlez plus de la politique... C'est ignoble!... Ne me parlez plus du suffrage universel... C'est idiot!... Je ne veux plus... Je ne veux plus en entendre parler."

Et Mme G..., fleurs, plumes, et dentelles subitement soulevées autour de moi, en vagues multicolores et parfumées, me soufflait dans l'oreille, avec des pâmoisons maniérées et des coquetteries humides de vieille proxénète:

- "Il n'y a que l'amour, voyez-vous... Il n'y a jamais que l'amour!... Essayez de l'amour!... Tenez, ce soir, justement, il y a ici une jeune Roumaine... passionnée... ah!... et poète, mon cher... et comtesse!... Je suis sûre qu'elle est folle des vous... Je vais vous présenter..."

J'esquivai l'occasion si brutalement amenée... et ce fut dans un silence maussade énervé, que je persistai à attendre la fin de cette interminable soirée...

* * * * *

Accaparé de tous côtés, Eugène ne put me joindre que fort tard. Nous profitâmes de ce qu'une chanteuse célèbre absorbait un moment l'attention générale pour nous réfugier dans une sorte de petit fumoir, qu'éclairait de sa lueur discrète une lampe à longue tige enjuponnée de crépon rose. Le ministre s'assit sur le divan, alluma une cigarette, et, tandis que, en face de lui, négligemment, j'enfourchais une chaise et croisais mes bras sur le rebord du dossier, il me dit avec gravité:

- "J'ai beaucoup songé à toi, ces jours-ci."

Sans doute, il attendait une parole de remerciement, un geste amical, un mouvement d'intérêt ou de curiosité. Je demeurai impassible, m'efforçant de conserver cet air d'indifférence hautaine, presque insultante, avec lequel je m'étais bien promis d'accueillir les perfides avances de mon ami, car, depuis le commencement de la soirée, je m'acharnais à me persuader qu'elles dussent être perfides ces avances. Insolemment, j'affectai de regarder le portrait de M. Thiers qui, derrière Eugène, occupait la hauteur du panneau et s'obscurcissait de tous les reflets sombres, luttant sur sa surface trop vernie, hormis, toutefois, le toupet blanc, dont le surgissement piriforme devenait à lui seul l'expression unique et complète de la physionomie disparue... Assourdi par les tentures retombées, le bruit de la fête nous arrivait ainsi qu'un bourdonnement lointain... Le ministre hochant la tête, reprit:

- "Oui, j'ai beaucoup songé à toi... Eh bien!... c'est difficile... très difficile."

De nouveau, il se tut, semblant réfléchir à des choses profondes...

Je pris plaisir à prolonger le silence pour jouir de l'embarras où cette attitude muettement gouailleuse ne pouvait manquer de mettre mon ami... Ce cher protecteur, j'allais donc le voir, une fois de plus, devant moi, ridicule et démasqué, suppliant peut-être!... Il restait calme, cependant, et ne paraissait pas s'inquiéter le moins du monde de la trop visible hostilité de mon allure.

- "Tu ne me crois pas?" fit-il, d'une voix ferme et tranquille... "Oui, je sens que tu ne me crois pas... Tu t'imagines que je ne songe qu'à te berner... comme les autres, est-ce vrai?... Eh bien, tu as tort, mon cher... Au surplus, si cet entretien t'ennuie... rien de plus facile que de le rompre..."

Il fit mine de se lever.

- "Je n'ai pas dit cela!"... protestai-je, en ramenent mon regard du toupet de M. Thiers au froid visage d'Eugène... "Je n'ai rien dit..."

- "Écoute-moi, alors... Veux-tu que nous parlions, une bonne fois, en toute franchise, de notre situation respective?..."

- "Soit! je t'écoute..."

Devant son assurance, je perdais peu à peu de la mienne... A l'inverse de ce que j'avais trop vaniteusement auguré, Eugène reconquérait toute son autorité sur moi... Je le sentais qui m'échapait encore... Je le sentais à cette aisance du geste, à cette presque élégance des manières, à cette fermeté de la voix, à cette entière possession de soi, qu'il ne montrait réellement que quand il méditait ses plus sinistres coups. Il avait alors une sorte d'impérieuse séduction, une force attractive à laquelle, même prévenu, il était difficile de résister... Je le connaissais pourtant et, souvent, pour mon malheur, j'avais subi les effets de ce charme maléfique qui ne devait plus m'être une surprise... Eh bien! toute ma combativité m'abandonna, mes haines se détendirent et, malgré moi, je me laissai aller à reprende confiance, à si complètement oublier le passé, que cet homme dont j'avais pénétré, en ses obscurs recoins, l'âme inexorable et fétide, je me plus à le considérer encore comme un généreux ami, un héros de bonté, un sauveur.

Et voici -- ah! je voudrais pouvoir rendre l'accent de force, de crime, d'inconscience et de grâce qu'il mit dans ses paroles -- qu'il me dit:

- "Tu as vu d'assez près la vie politique pour savoir qu'il existe un degré de puissance où l'homme le plus infâme se trouve protégé contre lui-même par ses propres infamies, à plus forte aison contre les autres par celles des autres... Pour un homme d'État, il n'est qu'une chose irréparable: l'honnêteté!... L'honnêteté est inerte et stérile, elle ignore la mise en valeur des appétits et des ambitions, les seules énergies par quoi l'on fonde quelque chose de durable. La preuve, c'est cet imbécile de Favrot, le seul honnête homme du cabinet, et le seul aussi, dont la carrière politique soit, de l'aveu général, totalement et à jamais perdue!... C'est te dire, mon cher, que la campagne menée contre moi me laisse absolument indifférent..."

Sur un geste ambigu que, rapidement, j'esquissai:

- "Oui... oui... je sais... on parle de mon exécution... de ma chute prochaine... de gendarmes... de Mazas!... 'Mort aux voleurs!'... Parfaitement... De quoi ne parle-t-on pas?... Et puis après?... Cela me fait rire, voilà tout!... Et, toi-même, sous prétexte que tu crois avoir été mêlé à quelques-unes de mes affaires -- dont tu ne connais, soit dit en passant, que la contrepartie -- sous prétexte que tu détiens -- du moins, tu vas le criant partout -- quelques vagues papiers... dont je me soucie, mon cher, comme de ça!..."

Sons s'interrompre, il me montra sa cigarette éteinte, qu'il écrasa ensuite dans un cendrier, posé sur une petite table de laque, près de lui...

- "Toi-même... tu crois pouvoir disposer de moi par la terreur... me faire chanter, enfin, comme un banquier véreux!... Tu es un enfant!... Raisonne un peu... Ma chute?... Qui donc, veux-tu me le dire, oserait, en ce moment, assumer la responsabilité d'une telle folie?... Qui donc ignore qu'elle entraînerait l'effondrement de trop de choses, de trop de gens auxquels on ne peut pas toucher plus qu'à moi, sous peine d'abdication, sous peine de mort?... Car ce n'est pas moi seul qu'on renverserait... ce n'est pas moi seul qu'on coifferait d'un bonnet de forçat... C'est tout le gouvernement , tout le Parlement, toute la République, associés, quoi qu'ils fassent, à ce qu'ils appellent mes vénalités, mes concussions, mes crimes... Ils croient me tenir... et c'est moi qui les tiens!... Sois tranquille, je les tiens ferme..."

Et il fit le geste de serrer une gorge imaginaire...

L'expression de sa bouche, dont les coins tombèrent, devint hideuse et, sur le globe de ses yeux, apparurent les veinules pourprées qui donnèrent à son regard une signification implacable de meurtre... Mais, il se remit vite, alluma une autre cigarette et continua:

- "Qu'on renverse le Cabinet, soit!... et j'y aiderai... Nous sommes, du fait de cet honnête Favrot, engagés dans une série de questions inextricables, dont la solution logique est précisément qu'il ne peut pas y en avoir... Une crise ministérielle s'impose, avec un programme tout neuf... Remarque, je te prie, que je suis, ou du moins, je parais étranger à ces difficultés... Dans les couloirs de la Chambre et une certaine partie de la Presse, on me désolidarise adroitement de mes collègues... Donc, ma situation personnelle reste nette, politiquement, bien entendu... Mieux que cela... porté par des groupes, dont j'ai su intéresser les meneurs à ma fortune, soutenu par la haute banque et les grandes compagnies, je deviens l'homme indispensable de la combinaison nouvelle... je suis le président du Conseil désigné de demain... Et c'est au moment, où, de tous côtés, l'on annonce ma chute, que j'atteins au sommet de ma carrière!... Avoue que c'est comique, mon cher petit, et qu'ils n'ont pas encore ma peau..."

Eugène était redevenu enjoué... Cette idée qu'il n'y eût point pour lui de place intermédiaire entre ces deux pôles: la présidence du Conseil, ou Mazas, émoustillait sa verve... Il se rapprocha de moi et, me tapotant les genoux, comme il faisait dans ses moments de détente et de gaieté, il répéta:

- "Non... mais avoue que c'est drôle!"

- "Très drôle!..." approuvai-je... "Et moi, dans tout cela, qu'est-ce que je fais?"

- "Toi? Eh bien, voilà!... Toi, mon petit, il faut t'en aller, disparaître... un an, deux ans... qu'est-ce que c'est que cela? Tu as besoin de te faire oublier."

Et, comme je me disposais à protester:

- "Mais, sapristi!... Est-ce de ma faute..." s'écria Eugène, "si tu as gâché, stupidement, toutes les positions admirables que je t'ai mises, là, dans la main?... Un an... deux ans... c'est vite passé... Tu reviendras avec une virginité nouvelle, et tout ce que tu voudras, je te le donnerai... D'ici là, rien, je ne puis rien... Parole!... je ne puis rien."

Un reste de fureur grondait en moi... mais ce fut d'une voix molle que je criai:

- "Zut!... Zut!... Zut!..."

Eugène sourit, comprenant que ma résistance finissait dans ce dernier hoquet:

- "Allons! allons!..." me dit-il d'un air bon enfant... "ne fais pas ta mauvaise tête. Écoute-moi... j'ai beaucoup réfléchi... Il faut t'en aller... Dans ton intérêt, pour ton avenir, je n'ai trouvé que cela... Voyons!... Es-tu... comment dirai-je?... es-tu embryologiste?"

Il lut ma réponse dans le regard effaré que je lui jetai.

- "Non!... tu n'es pas embryologiste... Fâcheux!... très fâcheux!..."

- "Pourquoi me demandes-tu cela? Quelle est encore cette blague?"

- "C'est que, en ce moment, je pourrais avoir des crédits considérables -- oh! relativement! -- mais enfin, de gentils crédits, pour une mission scientifique, qu'on aurait eu plaisir à te confier..."

Et, sans me laisser le temps de répondre, en phrases courtes, drôles, accompagnées de gestes bouffons, il m'expliqua l'affaire...

- "Il s'agit d'aller aux Indes, à Ceylan, je crois, pour y fouiller la mer... dans les golfes... y étudier ce que les savants appellent la gelée pélasgique, comprends-tu?... et, parmi les gastéropodes, les coraux, les hétéropodes, les madrépores, les siphonophores, les holoturies et les radiolaires... est-ce que je sais?... retrouver la cellule primordiale... écoute bien... l'initium protoplasmique de la vie organisée... enfin, quelque chose dans ce genre... C'est charmant -- et comme tu vois -- très simple..."

- "Très simple! en effet," murmurai-je, machinalement.

- "Oui, mais, voilà..." conclut ce véritable homme d'État... "tu n'es pas embryologiste..."

Et, il ajouta, avec une bienveillante tristesse:

- "C'est embêtant!..."

Mon protecteur réfléchit quelques minutes... Moi je me taisais, n'ayant pas eu le temps de me remettre de la stupeur où m'avait plongé cette proposition si imprévue...

- "Mon Dieu!..." reprit-il... "il y aurait bien une autre mission... car nous avons beaucoup de missions, actuellement... et l'on ne sait à quoi dépenser l'argent des contribuables... Ce serait, si j'ai bien compris, d'aller aux îles Fidji et dans la Tasmanie, pour étudier les divers systèmes d'administration pénitentiaire qui y fonctionnent... et leur application à notre état social... Seulement, c'est moins gai... et je dois te prévenir que les crédits ne sont pas énormes... Et ils sont encore anthropophages, là-bas, tu sais!... Tu crois que je blague, hein?... et que je te raconte une opérette?... Mais, mon cher, toutes les missions sont dans ce goût-là... Ah!..."

Eugène se mit à rire d'un rire malicieusement discret.

- "Il y a bien encore la police secrète... Hé! hé!... on pourrait peut-être t'y trouver une bonne situation... qu'en dis-tu?..."

Dans les circonstances difficiles, mes facultés mentales s'activent, s'exaltent, mes énergies se décuplent, et je suis doué d'un subit retournement d'idées, d'une promptitude de résolution qui m'étonnent toujours et qui, souvent, m'ont bien servi:

- "Bah!" m'écriai-je... "Après tout, je puis bien être embryologiste, une fois, dans ma vie... Qu'est-ce que je risque?... La science n'en mourra pas... elle en a vu d'autres, la science!... C'est entendu! J'accepte la mission de Ceylan."

- "Et tu as raison... Bravo!" applaudit le ministre... "d'autant que l'embryologie, mon petit, Darwin... Haeckel... Carl Vogt, au fond, tout ça, ça doit être une immense blague!... Ah! mon gaillard, tu ne vas pas t'ennuyer, là-bas... Ceylan est merveilleux. Il y a, paraît-il, des femmes extraordinaires... des petites dentellières d'une beauté... d'un temprérament.... C'est le paradis terrestre!... Viens demain au ministère... nous terminerons l'affaire, officiellement... En attendant, tu n'as pas besoin de crier ça, par-dessus les toits, à tout le monde... parce que, tu sais, je joue là une blague dangereuse, pour moi, et qui peut me coûter cher... Allons!..."

Nous nous levâmes. Et, pendant que je rentrais dans les salons, au bras du ministre, celui-ci me disait encore, avec une ironie charmante:

- "Hein? tout de même!... La cellule?... si tu la retrouvais?... Est-ce qu'on sait?... C'est Berthelot qui ferait un nez, crois-tu?..."

Cette combinaison m'avait redonné un peu de courage et de gaieté... Non qu'elle me plût absolument... A ce brevet d'illustre embryologiste, j'eusse préféré une bonne recette générale, par exemple... ou un siège bien rembourré au Conseil d'État... mais il faut se faire une raison; l'aventure n'était pas sans quelque amusement, du reste. De simple vagabond de la politique que j'étais la minute d'avant, on ne devient pas, par un coup de baguette ministérielle, le considérable savant qui allait voiler les mystères, aux sources mêmes de la Vie, sans en éprouver quelque fierté mystificatrice et quelque comique orgueil...

La soirée, commencée dans la mélancolie, s'acheva dans la joie.

J'abordai Mme G... qui, très animée, organisait l'amour et promenait l'adultère de groupe en groupe, de couple en couple.

- "Et cette adorable comtesse roumaine," lui demandai-je... "est-ce qu'elle est toujours folle de moi?"

- "Toujours, mon cher..."

Elle me prit le bras... Ses plumes étaient défrisées, ses fleurs fanées, ses dentelles aplaties.

- "Venez donc!..." dit-elle... "Elle flirte, dans le petit salon de Guizot, avec la princesse Onane..."

- "Comment, elle aussi?..."

- "Mais, mon cher," répliqua cette grande politique... "à son âge et avec sa nature de poète... il serait vraiment malheureux qu'elle n'ait pas touché à tout!..."

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